Les Grandes Jorasses – II

 

Les colères incessantes de ces deux pimbêches empoisonnaient sérieusement la communauté alpestre. Soupçonnées d’être à l’origine de l’ambiance glaciale qui s’était installée dans la région, on les tenait également pour responsables de vagues sans précédent de dépressions et de blizzards.

Par souci d’apaisement et pour tenter d’obtenir un dégel de ces relations, des rencontres aux sommets s’enchainaient… en vain, malheureusement. Ces « G8 », rebaptisés ainsi car personne ne comprenait pourquoi on les appelait auparavant « K2 », réunissaient huit grandes montagnes, des sommités locales qui prenaient régulièrement un peu de hauteur pour maintenir la stabilité dans les monts et les vallées.

Face à l’urgence de la situation, ne sachant quelle piste emprunter pour instaurer une paix durable, les montagnes s’accordèrent sur la nécessité d’organiser une nouvelle réunion dite  ‘de la dernière chance’.

Présidée par un Mont Blanc dépité et bien plus concerné par ses vacances au bord de la Mer de Glace que par la gestion de crise, la séance s’ouvrit en présence de l’ensemble des représentantes.

Assises à la droite du Président, réputées pour leur tendance psychorigide, les Drus furent les premières à prendre la parole : « Il faut prendre les décisions qui s’imposent et sanctionner ces Grandes Jorasses ! La situation n’est plus tenable !

–  Pourquoi faire ? répondit La Dent du Géant qui ne mâchait pas ses mots. Fes filles font folles, nous devons les faire interner et puis f’est tout ! »

Petits rires étouffés dans l’assemblée, certains ne s’étant jamais habitués à ce malheureux défaut de langue.

« Mes amis, du calme ! Et si nous considérions les choses avec plus de tolérance et de compassion ? tenta le Grand Capucin dans sa légendaire mansuétude.

–  Plutôt devenir sourdes que d’entendre ça ! Ces mégères n’ont aucune excuse, ce sont deux vipères perfides ! Laissez nous nous en occuper, vous ne serez pas déçus… hurlèrent les Aiguilles du Diable, soutenues par le Mont Maudit, membre du même club alpin qu’elles. »

Resté de marbre par devoir de neutralité, le Mont Blanc tendait une oreille attentive au Mont Brouillard, l’éminence grise qui, penché sur son épaule gauche, le conseillait discrètement.

« Et toi, Mont Dolent, que penses-tu de tout cela ? dit-il, constatant que celui-ci était le seul à ne s’être encore exprimé.

–  Oh ! Je ne sais pas, j’ai mal à la tête, je suis fatigué, j’en ai assez de toutes ces histoires…

–  Ah ben, fa f’est fûr ! répliqua La Dent du Géant. Fa fe mouille pas, fa laiffe les autres défider et puis après fa critique dans le dos ! »

De nouveaux gloussements nerveux et mal contenus émergèrent de l’assistance.

« Tant que personne n’aura le courage d’agir, le problème ne sera jamais réglé ! lancèrent alors les Drus qui se raidirent convulsivement.

–  Mais nous on sait comment faire pour les mater, nous avons juste besoin de vos avals ! rajoutèrent les Aiguilles du Diable, plus sarcastiques et piquantes que jamais.»

Visiblement contrarié, le Grand Capucin leur répondit froidement : « Ne faites pas trop les malines, rien ne prouve que vous soyez capables de faire mieux que nous. »

Le Mont Maudit, ulcéré par ce climat de tension, se mit alors à vomir un mélange de lichens, de tourbes et de glaises que la bienséance nous interdit ici de décrire davantage. N’y tenant plus non plus, les Drus empoignèrent par le col le Grand Capucin qui, déstabilisé, se retint à l’échine du Mont Dolent, lui-même totalement pétrifié par un tel déferlement de rage.

Et alors que le Mont Blanc, atterré, s’apprêtait à ordonner une suspension de séance, toutes les montagnes furent clouées sur place en entendant d’effroyables hurlements dont elles ne mirent pas longtemps à identifier la provenance.

 

Chapitre III