Les Grandes Jorasses – IV

 

Déstabilisées, Marguerite et Hélène furent horrifiées en constatant qu’une immense fracture venait d’apparaître à l’endroit même où elles étaient jusqu’alors reliées. Ainsi disloquées, elles penchaient dangereusement vers le vide. Tremblant d’effroi, elles retinrent leur respiration pour ne pas perdre définitivement l’équilibre.

N’ayant finalement pas eu le temps de clore leur réunion, les huit monumentales essayèrent tant bien que mal de considérer la situation avec recul et sang-froid :

« Prévident, je me demande fi vous ne devriez pas faire une déclarafion…

– De grâce faites la taire ou on démissionne ! s’écrièrent les Aiguilles du Diable, visiblement peu émues par la tragédie qui venait de se dérouler.

– Chers collègues, regardons le côté positif des choses : peut-être allons-nous enfin pouvoir envisager une reprise des négociations, dit le Grand Capucin qui semblait avoir subitement retrouvé son optimisme.

– Mais vous êtes complètement dans la lune, non mais halo quoi ! C’est trop tard, maintenant c’est carrément l’état d’urgence qu’il faut décréter ! rétorquèrent les Drus, sidérées par ce qu’elles entendaient. »

 

Interrompant cet échange, le Mont Dolent s’exclama : « Excusez-moi de vous couper mais, voyez-vous ce que je vois ? Peut-être que je me trompe mais regardez, on dirait que quelque chose retient les Grandes Jorasses entre-elles… »

Intrigués par ces propos, tous dirigèrent leur attention dans la direction indiquée. À la stupéfaction générale, ils ne purent que constater qu’un sapin providentiel, l’un des rares à avoir résisté aux bourrasques dévastatrices, retenait en effet les sœurs de toutes ses forces. Suspendu, comme flottant au-dessus de la faille, les racines solidement cramponnées à la base des deux déséquilibrées, il tenait bon. À bien y regarder, ce n’était pas un sapin ordinaire. Il se dégageait de lui une sorte d’énergie, une puissance surnaturelle et paisible à la fois, dont personne ne s’expliquait vraiment la nature.

Anormalement silencieuses, le bec cloué par la peur, Hélène et Marguerite dirigèrent à leur tour leurs regards angoissés en direction de la plaie béante. Avec stupeur, elles découvrirent ce vaillant conifère qui, en dépit de tout ce qu’elles avaient pu lui faire endurer, refusait obstinément de les laisser tomber. Elles qui s’imaginaient détestées de tous furent troublées par le sentiment qu’elles éprouvèrent tout à coup à l’égard de ce singulier protecteur.

 

Chapitre V